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« Combien avez-vous été rémunéré par Servier ? » : au procès du Mediator, le défilé des consultants du laboratoire, Le Monde 2 novembre 2019, par Henri Seckel

4 novembre 2019

La sixième semaine d’audience a vu plusieurs scientifiques payés par l’entreprise remettre vigoureusement en question le rapport sur la nature et les effets du Mediator rendu par les experts judiciaires et largement défavorable aux laboratoires Servier.

Par  Henri Seckel, article disponible ici

Toute la semaine, il a été question de « néoglucogenèse » et des « récepteurs 5-HT2B », des « ramifications cylindraxiles » et de l’« accolement des vésicules à la membrane des boutons synaptiques des neurones », des « enzymes monoamines oxydases », de la « valve tricuspide » qu’il ne faut évidemment pas confondre avec les valves « aortique et mitrale », ou encore du « captage de glucose » dont il est – mais faut-il le préciser ? – « fantaisiste de penser qu’il est contrôlé par la pyruvate kinase ».

La formidable complexité des débats qui caractérise le procès du Mediator a atteint un pic au cours de la bataille d’experts qui occupe pour quelques jours encore la 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris.

A tel point que Me Charles Joseph-Oudin, avocat de plusieurs centaines de parties civiles, a fini par se demander tout haut si elle n’était pas savamment orchestrée par la défense, dans « une stratégie du trouble » destinée à instiller l’idée « que les choses sont beaucoup plus complexes que ce que le bon sens nous a jusqu’ici permis de comprendre ».

La cinquième semaine du procès avait été celle des experts judiciaires : trois scientifiques, mandatés par les juges d’instruction, auteurs d’un rapport de 700 pages sur la nature et les effets du Mediator, largement défavorable aux laboratoires Servier. La sixième fut celle des contre-experts : une armée de consultants – chimiste, cardiologue, pharmacologue, diabétologue, obésologue – parfois dotés de CV prestigieux, grassement rémunérés par Servier pour décortiquer ou compléter l’étude des experts judiciaires.

Toxicité connue

Onze d’entre eux (sur dix-sept) sont venus à la barre faire part de leurs observations. Leurs témoignages visaient tous à réhabiliter le médicament, dédouaner les laboratoires, dénoncer la partialité des experts judiciaires, et expliquer, en substance, que les 700 pages qu’ils avaient mis deux ans à boucler étaient bonnes à passer à la broyeuse.

Dans leur rapport, ces derniers affirmaient que le Mediator était un anorexigène – c’est-à-dire qu’il avait un effet amaigrissant –, et qu’il était proche des fenfluramines comme le Pondéral ou l’Isoméride, deux anorexigènes commercialisés par Servier, et retirés du marché en 1997 une fois leur toxicité connue.

Le laboratoire est accusé d’avoir tu la nature anorexigène du Mediator lors de sa mise sur le marché – comme antidiabétique en 1976 –, et de l’avoir maintenu après 1997 sans alerter quiconque, alors que la proximité de sa composition chimique avec les fenfluramines aurait dû l’inciter à s’inquiéter auprès des autorités sanitaires.

Le défilé des consultants de Servier a permis de marteler la version des laboratoires sur ces deux points : non, le Mediator n’était pas un anorexigène ; non, le Mediator n’avait rien à voir avec les fenfluramines. Le tribunal devra juger s’il s’est agi là d’un légitime rééquilibrage de la balance face aux experts judiciaires, ou de la constitution d’un écran de fumée par des consultants auxquels Me Charles Joseph-Oudin s’est amusé à poser systématiquement la même question liminaire et douloureuse : « Combien avez-vous été rémunéré par Servier pour votre travail ? »

« Services » rendus

Il y eut par exemple Donna Ryan, spécialiste de l’obésité, venue de Bâton-Rouge (Etats-Unis) pour expliquer que le Mediator ne pouvait être classé comme anorexigène, car les études ne montraient pas qu’il entraînait une perte de poids « supérieure de 5 % à celle constatée avec un placebo »« Combien avez-vous été rémunérée par Servier pour votre travail ? », lui a demandé Me Joseph-Oudin. « 600 euros de l’heure » pour cette mission, et « 77 200 euros » au fil de sa carrière pour des « services » rendus aux laboratoires.

Il y eut aussi Judith Korner, spécialiste du diabète, venue de New York, qui a aussi expliqué que le Mediator n’était pas un anorexigène, puisqu’il ne produisait pas « une perte de poids d’au moins 10 % » – ce sont les critères de l’Agence européenne du médicament en 1997. « Ces critères de 1997 étaient-ils identiques au moment de la mise sur le marché du Mediator [en 1976] ? », lui a demandé la procureure. Réponse, symbole de la fragilité de plusieurs témoins de la défense : « Je ne sais pas. »

« Combien avez-vous été rémunérée par Servier pour votre travail ?, a pour sa part demandé MJoseph-Oudin.

– 500 dollars de l’heure.

– Pour combien d’heures ?

– Pour ce rapport, la préparation, le témoignage, je dirais à peu près cinquante heures. » Total : à peu près 25 000 dollars (22 400 euros), à comparer aux 40 000 euros (d’argent public) versés aux experts judiciaires pour deux ans de travail.

Il y eut encore Julius Gardin. « Combien avez-vous été rémunéré par Servier pour votre travail ?

– Je ne sais pas précisément. Je préfère ne pas répondre, je ne veux pas vous donner de fausse information. » 

Selon ce cardiologue, vu la large prescription du médicament et le faible nombre de cas de valvulopathies signalés chez des patients sous Mediator avant 2009, « il n’était pas possible d’établir de lien entre Mediator et valvulopathies » avant cette date.

Un parallèle avec l’aspirine

« Combien faut-il de cas avant de procéder au retrait d’un médicament ? », lui a demandé MJoseph-Oudin. « Je ne suis pas expert en éthique, mais je crois qu’il faut toujours évaluer le rapport bénéfices-risques », a développé le praticien, faisant le parallèle avec l’aspirine – « De nombreuses publications signalent des effets secondaires indésirables et des décès, et pourtant, ce médicament est toujours sur le marché » – ou avec son voyage depuis les Etats-Unis – « J’ai pris l’avion, nous avons survolé l’Atlantique et traversé trois orages. J’ai prié pour qu’on arrive, mais j’ai couru le risque de prendre l’avion. »

Il y eut enfin Jean-Pol Tassin, grand nom, ancien directeur de recherche à l’Inserm et au Collège de France. « Quand on prend du Mediator et rien d’autre, on peut arriver à ce qu’il ne se passe pas grand-chose », a-t-il affirmé, avant de dérouler sa théorie : seul, le Mediator n’était pas dangereux. C’est combiné au Levothyrox ou au tabac qu’il pouvait l’être.

« Si je vous comprends bien, on peut donc dire que le Mediator est un cofacteur de valvulopathie ? », a demandé la présidente. Jean-Pol Tassin a hésité, désarçonné : « Euh… Je dirais plutôt que le Levothyrox ou le tabac sont des cofacteurs. »

Me Charles Joseph-Oudin : « Pouvez-vous préciser le montant des honoraires que vous avez perçu de la part de Servier ?

– TTC ?

– Comme vous voulez.

– Depuis 2011, de l’ordre de 300 000 euros. »

Le procès doit durer jusqu’en avril 2020.